À LOMBRE DU BAOBAB
Pièce en un acte
Par Kaj Nissen
Les rôles:
A K (six femmes, cinq hommes)
Décor:
Lieux différents
Scène première
Jaimerais te dire adieu
(Un banc dans un parc. Un homme, A, et une femme, B)
B: Cest gentil de ta part de venir me voir aujourdhui.
A: Jai attendu dix ans ce coup de téléphone!
B: Tu aurais pu être parti en voyage.
A: Pas quand tu mappelles
(Il lui prend les mains)
B: Javais tellement peur de tappeler. Pendant des semaines, jai tourné en rond sans oser tappeler.
A: (il sourit) Au fond tu savais que jallais dire oui.
B: Sur quoi peut-on compter en ce monde.
A: On peut toujours compter sur certaines choses.
B: Sur toi, par exemple? (il sourit) Jaimerais te dire adieu.
(il laisse échapper ses mains comme si celles-ci lavaient brûlé)
A: Quest-ce que tu dis?
B: Je tai demandé de venir ici aujourdhui pour te dire adieu.
A: Tu voulais me voir seulement pour me dire adieu?
(elle ne répond pas)
A: Tu voulais me rencontrer pour quon se sépare?
B: Ça te choque?
A: Jai toujours eu la ferme conviction quil y a certaines choses dans la vie qui ne se répètent pas, et que si on se rencontrait de nouveau, ce serait pour être ensemble et pas pour enfin pour se séparer.
(elle ne répond pas)
A: Pourquoi maintenant, pourquoi aujourdhui?
B: Tu nen as pas la moindre idée?
A: Cest notre anniversaire de rencontre? Cest ça que nous fêtons?
(maintenant elle répond à toutes ses questions)
B: Ceci nest pas une redite.
A: Quest-ce que cest alors, sinon une redite?
B: Je vais partir. Je vais partir très loin dici.
A: Mais tu reviendras, non?
B: Jai toujours détesté les adieux
A: Il ny a jamais eu dobligations entre nous. On ne sest jamais rien dû. Tu le sais.
B: Un adieu éternel -
A: Éternel - le monde nest pas aussi grand de nos jours!
B: Jai un cancer.
A: (pause) Je ne savais pas.
B: Cest comme ça. Je ne veux disparaître devant les yeux de personne - je ne veux pas quon se souvienne de moi de cette façon. Je ne veux pas passer des mois, des années peut-être, à faire mes adieux. Je ne veux pas quon essaye de me faire croire tous les jours que je men sortirai. Je ne survivrai pas.
A: Peux-tu me dire où tu
B: Je vais en Afrique.
A: Pour mourir?
B: Je parcourrai le continent tant que je pourrai. Quand je ne peux plus, je mallongerai dans un lieu où personne ne peut matteindre. Là, je laisserai mon corps trouver sa propre issue, sans médicaments, sans aucun réconfort.
A: Tu sais peut-être où tu vas?
B: Je nai pas de destination, si cest ça que tu veux dire - ma route ne peut pas sécrire pour servir de clé du trésor: à cinquante pieds de lombre du baobab, dans les contreforts des Mandaras. Rien de tout cela.
A: Où vas-tu commencer ton voyage, alors?
B: À Casablanca. Au Maroc. Puis je me rendrai vers Libreville au Gabon; je parcourrai la plupart de lAfrique du Nord et de lOuest.
(il réfléchit)
A: La dernière fois quon était assis sur ce banc, dans ce parc, tu mas quitté aussi. Souviens-toi - tu as mis un terme à notre vie commune.
B: Mais tu as oublié la date. Moi pas.
A: Je métais fait à lidée que tu mappartenais. Jai passé dix ans à men défaire. En vain. Maintenant, je dois te dire au revoir de nouveau - comment veux-tu que je my fasse?
B: À lépoque ça ne pouvait pas être autrement.
A: Quelques années plus tard, tu tes retrouvée seule.
B: Et toi, tu nétais pas seul.
A: Maintenant je suis seul, moi aussi.
B: Il est trop tard.
A: Je te soignerai, moi.
B: Je ne veux pas quon me soigne.
A: Je veux suivre tes traces.
B: Il ny a plus de traces à suivre.
A: Quest-ce que je peux faire pour te persuader?
B: Tu ne peux rien faire.
A: Te faire mes adieux? Et cest tout?
B: Je ne peux pas mourir sans te dire combien cela ma fait mal davoir eu à te dire au revoir à lépoque. Je tai toujours aimé. Cétait dur. Maintenant, cest presque un soulagement.
A: Et moi aussi, cela ma fait mal à lépoque - et ça me fait toujours mal. Un soulagement - quest-ce que tu veux dire par là?
B: Davoir aimé et de pouvoir dire à lêtre aimé quil etait le seul - avant quil ne soit trop tard.
A: Ce que tu prends pour un soulagement ne fait que renforcer ma douleur.
B: Il faut apprendre à vivre avec cette douleur. Mes douleurs physiques - je ne les supporte pas. Je ne peux même pas supporter de rester assise ici plus longtemps.
A: Excuse-moi! Je ne savais pas que -
B: Dis-moi adieu, maintenant, sil te plaît?
A: Adieu.
B: Adieu, mon ami.
A: Prends bien soin de toi. Oh, pardon! Je naurais pas dû dire ça!
B: (abattue) Moi, je ne sais pas non plus ce quon - - je ne sais pas -
(elle ne peut plus; elle lembrasse vite et sen va)
Deuxième scène
Ça ira mieux
(B avec C une autre femme. B est au seuil de la porte ouverte dun train sur le point de partir. C est sur le quai, elle fait signe de la main pour dire au revoir. Sifflet)
B: (fait signe) Porte-toi bien.
(C dit oui de la tête. Elle fait signe de la main pour dire au revoir)
B: (en baissant le bras) Tout sarrangera.
(elles attendent le départ du train. Rien ne se passe. De nouveau, C fait au revoir de la main, timidement. B lui lance un sourire encourageant - toujours rien ne se passe. B penche sa tête au dehors pour regarder)
B: (sur un ton dhumour noir) Ça y est - va ten, vas!
(elles reprennent une attitude dattendre. Rien ne se passe. B la salue du bout des doigts)
B: Le train part bientôt - cest sûr!
(rien ne se passe. Elles restent là longtemps sans rien dire)
B: (regarde autour delle) Le feu est vert, quest-ce quon attend?
(elles se regardent, muettes)
B: Un retard ne vient jamais seul.
(après une longue pause, C rompt le silence)
C: Cest demain, à midi, nest-ce pas?
B: Quoi?
C: Quelle vient voir lappartement.
B: Oui cest ça. À midi.
(C jette un coup dil sur le quai. Tout est silencieux)
C: Je my rendrai une demie heure avant pour voir si -
(elle allait dire "tout est propre", mais saperçoit à temps que ce nest pas convenable. Elle se corrige)
C: Si par hasard elle venait trop tôt. Certains viennent trop tard, et dautres trop tôt. Ils pourraient prendre froid à attendre. Certains se fâchent et refusent de parler après.
B: Tu peux arroser les plantes, si cela ne tennuie pas.
C: Cest tout. Tu ne veux pas que je - ?
B: Non.
(C hoche la tête pour montrer quelle a bien compris. Elle regarde le quai où le silence est absolu. Une idée lui traverse lesprit)
C: Les journaux et les publicités, je les mets à la poubelle, nest-ce pas? Même les plus belles maisons perdent de leur charme avec de vieux journaux partout.
B: Oui.
C: Et les lettres?
B: Renvoie-les.
C: Et si elle ne le veut pas?
B: Quoi?
C: Lappartement. Le locataire, si elle ne veut pas -
B: Je ne peut pas imaginer quelle ne le prenne pas.
(C est daccord)
C: Cest un joli appartement.
(B ne dit rien)
C: Tu as toujours aimé ce quartier. Tu as toujours eu de bons souvenirs là-bas.
B: Pourquoi le train ne part-il pas?
C: Autrefois - et plus tard. Tu as toujours eu de bons souvenirs là-bas.
B: Jaurais dû quitter ce quartier il y a longtemps. Quand je me suis retrouvée seule - je navais plus rien à y faire. Cétait fini!
C: Il faut garder les bons souvenirs.
B: Il y a tant de choses quon ignore. On ne sen aperçoit que lorsquil est trop tard! On est enchaîné et on ne peut pas sen débarasser!
C: Les bons souvenirs, eux - ils tappartiennent.
B: Finalement, on ne sait plus si on vit sa propre vie, ou bien, si on ne vit quà la force du passé - cest là le pire du vieillissement! Tous les jours les mêmes journaux, les mêmes publicités -
C: Et si quelquun appelle?
B: Les mêmes quoi?
C: On ne sait jamais si quelquun téléphone.
B: Quest-ce que tu veux dire?
C: Si quelquun téléphone quand je suis dans lappartement.
B: Je ne réponds plus de rien dans cette vie.
C: Je le laisse sonner, alors?
B: Pourquoi ce train -
(la porte se ferme tout dun coup, et le train part. B est derrière la porte, tandis que C reste sur le quai, les bras le long du corps)
C: Je le laisse sonner, alors?
(B la salue jusquà ce quelles ne se voient plus)
Troisième scène
Tu as le droit de me donner un coup de pied, tu le sais
(La femme C est assise à une table en face dun homme, D)
D: (il lui donne un coup de pied sur la jambe) Excuse-moi.
C: Tu as le droit de me donner un coup de pied.
D: Comment?
C: Mais tu le sais.
D: Je nai pas fait exprès.
C: Tu peux me donner un coup de pied, tu le sais très bien.
D: Ma jambe a glissé.
C: Tu as le droit de me donner un coup de pied.
B: Je ne lai pas fait pour tennuyer.
(elle ne répond pas)
D: De temps en temps, je ne contrôle plus mes mouvements. Je ne peux pas toujours contrôler ma vie. Cest apparu ces derniers temps. Jaimerais pouvoir en retrouver le contrôle. Mais il me semble que ma vie a pris une chemin qui ne me plaît pas.
(elle ne répond pas)
D: Cest apparu ces derniers temps. Autrefois, je savais quoi faire. Mais jai vieilli - je crois que cest ça.
(elle ne répond pas)
D: Je nai pas voulu être à ta charge - je ne veux être à la charge de personne. Lidée que je suis une charge pour quelquun dautre et quon ne maime pas à cette raison, mest insupportable.
(elle ne répond pas)
D: Aussi faut-il me le dire si jai lair dun martyre. Je ny peux rien - cest mon masque de vieil homme qui prend le dessus. Promets-moi de me le dire si ça arrive. - Sil te plaît?
(elle réfléchit consciencieusement avant de répondre)
C: (sourit) Tu as le droit de me donner des coups de pied, tu le sais.
(elle se souvient de quelque chose, se lève et sort)
Quatrième scène
Cela ne date pas dhier
(Lhomme D, et une femme, E - ils entrent chacun de leur côté. Ils se croisent. À distance, ils se retournent. Ils ont limpression de se connaître sans en être sûrs, et ils sortent tous les deux. Peu de temps après, ils rentrent. Elle se risque à lui parler)
E: Charles?
D: Sophie?
E: Cela ne date pas dhier.
D: Mon Dieu!
E: Ni davant-hier.
D: Non.
E: Il y a précisément 35 ans.
D: Oui.
E: Tu vas bien?
D: Non. Ouais -
E: Ça me fait plaisir.
D: Il y a 35 ans, cest vrai?
E: Je garde les choses en mémoire tu peux le croire.
D: Je pense bien! Toi, tu as une bonne mémoire, tandis que nous autres navons aucune notion du temps. Ça a toujours été comme ça.
E: Mais je ne savais pas où tu étais. Tout ce que je savais cest que tu étais parti. Tout comme le temps passe, et tu avais disparu. Tu es allé chercher des cigarettes - voilà ce que tu mas dit. Ce matin-là, tu avais besoin de cigarettes et dun bon bol dair. Et maintenant, le temps parle de lui-même. 35 ans ont passé - et tu vas bien, tu dis. Cest vrai? Tu vas bien?
D: Je vais très bien.
E: Cest bien.
D: Je te dois une explication.
E: Tu ne me dois rien.
D: On doit toujours quelque chose à quelquun.
E: Quest-ce que tu fais ici?
D: (il hoche la tête) Je marche.
E: Quest-ce que tu cherches?
D: Est-ce que jai lair de chercher quelque chose?
E: Oui! Certainement!
D: Peut-être que je cherche, tout simplement - sans savoir ce que je cherche.
E: Est-ce que tu as envie de venir chez moi boire un café?
D: Cest ça quil me faut?
E: Ce nest pas à moi quil faut le demander.
D: Un café?
E: Avant de continuer ta recherche.
D: Un café - ça ferait du bien.
E: Il y a longtemps.
D: Cela ne date pas dhier.
(ils sortent ensemble, côte à côte, sans se toucher)
Cinquième scène
Je serai toujours là
(La femme E parle à distance avec un homme, F)
F: Alors - tu viens?
E: Je viens.
F: Tu viens?
E: Et si je ne viens pas avant demain?
F: Je serai toujours là.
E: Tu seras là demain?
F: Demain aussi.
E: Tu seras là pour toujours?
F: Aussi longtemps que je vis et respire.
E: Mais pas plus longtemps que ça?
F: Si cest possible.
E: Jaimerais bien te suivre un jour; comme un petit courant dénergie avec ton petit courant dénergie, loin dici, entre les astres. Je ne peux pas imaginer ce spectacle - peut-être comme deux petites boules de lumière, sautant de planète en planète. Peut-être comme deux anges éléctriques, qui se déplacent sans remuer les ailes et qui fusionnent. Quelque chose dinvisible et dinimaginable qui est juste là, éternellement, jusquà la fin des temps - jusquau temps de la descente prochaine, une autre escale sur une terre nouvelle où deux personnes nouvelles se retrouveront.
F: Alors - tu viens?
E: Je viens.
F: Tu viens?
E: Et si je ne viens pas avant demain?
F: Je serai toujours là.
(ils se retournent en même temps et sortent)
Sixième scène
Tout aurait changé
(Lhomme F, et sa femme, G. Décor: un point de vue donnant sur un talus)
F: Si seulement je navais pas fait ça à lépoque!
G: On peut toujours se faire des regrets.
F: À quoi ressemblerait le monde aujourdhui?
G: (se réjouissant un peu) À autre chose?
F: Tout aurait changé!
G: Mais ce rendez-vous na jamais eu lieu?
F: Non, malheureusement.
G: Tu naurais pas dû dire non?
F: Non, surtout pas ça!
G: Pouvais-tu le savoir à cette époque?
F: Quen sait-on?
G: Est-ce parce que tu as vieilli et que tu es devenu plus sage maintenant, cest ça?
F: Maintenant je comprends au moins ce que jai fait en ce temps-là.
G: Et tu es sûr que ta vie a pris un mauvais sens à ce moment-là?
F: Je suis sûr que tout aurait été différent, si je my étais pris autrement. Jaurais dû y réfléchir davantage. Mais que peut-on attendre dun homme de vingt ans? Aujourdhui je sais que cétait là le moment décisif. Mais je lignorais à lépoque, et jai tout brisé.
G: (très amère) Tu penses vraiment que tu as brisé ta vie à ce moment-là?
F: On nest pas loin de la vérité.
G: Et tu ne te mens pas?
F: Je peux le prouver.
G: Ah oui?
(peut-être ne le peut-il pas entièrement)
G: Tu pourrais prouver que la vie aurait bien tourné à lépoque, et que tu as pris une mauvaise décision. Si cest le cas, nous devrions prendre le temps de revoir lhistoire de ta vie, vue à lembuscade des possibilités hypothétiques. Ce serait intéressant.
F: (vers lhorizon) Cest comme si on triait des pommes de terre en séparant les grandes des petites. Cest ingérable. Jai essayé. Cétait trop difficile. Toutes ces décisions tout le temps - cest insupportable!
(il est debout au bord du talus. Ici elle le laisse)
Septième scène
Jai des salutations à te transmettre
(La femme G est assise sur son lit, les yeux fixés sur la télévision. Une femme H lui rend visite; elle essaye de lui annoncer quelque chose)
H: Jai des salutations à te transmettre.
(G est absorbée par la télévision)
H: Ton petit-enfant ma priée de te présenter ses respects. Ton arrière-petit-enfant te salue aussi -
(G linterrompt, les yeux fixés sur lécran)
G: Je ne comprends pas pourquoi ils ne se marient pas! Ils essayent depuis si longtemps, jour après jour, depuis des années. Ils méritent un meilleur sort, il me semble!
H: Pendant que jy pense - il faut que je te dise -
G: Ils sont à plaindre! Je partage leurs souffrances, et je ne dors pas la nuit. Ils sont tellement riches, tellement beaux - ils ont tout ce quil faut pour être heureux! Mais lamour, ça ne sachète pas, même pas pour de lor ou des diamants. Ça me peine! Il y a sans doute à apprendre de ce désespoir!
(H ne comprend pas trop)
G: Comment veux-tu que les petits et les pauvres sen sortent, quand même les riches et les puissants vacillent sans pouvoir y voir clair. Ils ne sont pas nombreux, et ils sont tellement abattus! Nous vivrons tous une fin horrible, si les choses continuent comme ça! Cest comme si personne ne peut comprendre combien ils souffrent! Cest urgent!
(H lance un coup dil sur lécran, mais elle ny voit rien durgent)
G: Mais regarde-les! Ils souffrent soir après soir. Et chaque fois quon pense voir le bout du tunnel, leurs souffrances recommencent. Ils portent des noms nobles comme Crystle et - mais à quoi ça sert? - Ils ne trouvent jamais le bonheur comme ça! Cest terrible?
H: Jai des salutations à te transmettre.
G: Regarde! Un autre malheur les menace! Ça va tourner mal - quest ce que cest - quest-ce
H: Ton petit-enfant ma prié de te présenter ses respects; et ton arrière-petit-enfant te salue aussi, et je -
G: Mais non ! Pas ce type-là encore. Je croyais quon lavait tué! Il faut quelle sen sorte - quelle ne se laisse pas prendre à ses pièges!
H: Il faut que je te dise aussi que ton fils a encore été interné à la section close. Il ne pouvait pas supporter tous ces mois de chômage. Pourquoi -
(G est toujours absorbée dans lémission. H comprend quelle ne peut rien faire pour elle. Elle sen va)
Huitième scène
Je ne voulais pas être une charge
(Un homme et une femme vont à la rencontre lun de lautre. Cest la femme H et son mari I. H se heurte à quelque chose; elle se retourne comme si elle ne pouvait pas sorienter. Elle se contrôle, et avance vers lui comme si de rien nétait. Or lincident a éveillé les soupçons de son mari. Le comportement de sa femme avait quelque chose dinhabituel, de presque effrayant)
I: Quelque chose ne va pas?
(elle le fixe des yeux)
I: Quest-ce que tu as - quest-ce qui se passe
H: Maintenant jai tellement vieilli que ça mest égal si les gens sen aperçoivent.
I: Saperçoivent de quoi?
H: (en regardant autour delle, aveuglement) Je ne peux plus cacher la vérité.
I: Mais quest-ce que tu as Dis-le-moi!
H: Pas maintenant. Pas dans la rue -
I: Sils saperçoivent de quoi?
H: Que je suis aveugle.
I: Cela test arrivé à linstant?
H: Mais non! Ça a commencé il y a longtemps.
I: Il y a longtemps?
H: Quand jétais petite, javais la vue faible. La myopie, peut-être. Depuis, ma vue sest toujours aggravée. Depuis dix ans, je ne peux voir que la lumière et lobscurité.
I: (sécrie) Ce n'est pas vrai! On a vécu ensemble pendant dix ans!
(il saperçoit quil se trouve au milieu de la rue et quil a crié. Il se calme)
I: Tu ne mas rien dit. Pourquoi?
H: Je ne voulais pas être une charge.
I: (recommence à crier) Tu ne croyais pas que mon amour pour toi était assez grand pour que je moccupe de toi?!
H: Pas si fort!
I: (il ignore sa remarque) Je me serais occupé de tout ce que tu ne pouvais pas -
H: (elle crie aussi) Y a-t-il eu quelque chose que je nai pas été capable de faire! Dis-le-moi!
I: Non, tu tes merveilleusement débrouillée.
H: Pas si fort. Tu mentends - pas !
I: Je men fous. Sils ne supportent pas ce que je dis, quils aillent au diable!
H: Je nai plus le contrôle de moi-même. Et ça me rend triste.
I: Est-ce que tu pensais vraiment mourir, sans que personne sen aperçoive?
H: Oui bien sûr. À lépoque jen étais sûre.
I: Mais maintenant ce nest plus possible? Où avais-je donc les yeux?
H: Ce nétait pas de ta faute. Quand je tai rencontré, jen avais tellement pris lhabitude que je préférais continuer comme si de rien nétait. Je ne voulais pas risquer de te perdre. Qui sait comment tu aurais réagi, si tu avais découvert que ta femme était presque aveugle, et quelle ne pouvait pas tépauler, quand tu en avais besoin?
I: Tu ne voulais pas être une charge?
H: Cest ça.
I: Et tes parents. Ils nont rien découvert, eux non plus? Comment est-ce possible?
H: Mes parents - ils navaient pas beaucoup de temps à nous consacrer. Ni dénergie. Ils avaient beaucoup denfants. Limportant, cétait de ne pas les importuner.
I: Mais comment tes-tu débrouillée, alors?
H: Jai trouvé de laide auprès de mes frères et surs. Je me suis rendue compte que je nallais pas trouver daide ailleurs. Alors, je faisais comme eux; je prenais leurs habitudes. À lépoque je voyais toujours assez bien pour -
I: Mais à lécole? Et quand tu as quitté tes parents? Quest-ce que tu as fait pour découvrir le monde - pour te débrouiller?
H: Je me débrouillais assez bien dans les tâches quotidiennes - lire, écrire, travailler - sans problèmes. Quand on sest marié, je morientais très bien. Jarrivais à tout organiser selon mes besoins, tu te souviens? Cest seulement ces dix dernières années que je suis obligée de me limiter à ce que je connais -
I: Mais pourquoi tu ne tes pas fait soigner? Ah - tu étais trop bien élevée, jimagine. Et tu ne voulais pas être une charge.
H: Tout ce que je voulais, cest que personne ne sen aperçoive. Cest lune des premières choses que jai apprises: de dissimuler toutes mes erreurs.
I: À un tel point que je nai rien découvert!
H: Jai dû accepter quelques privations.
I: Si seulement jen avais connu la cause!
H: Jai fait tout cela pour nous rendre la vie plus facile.
I: Tout comme lorsque tu étais enfant?
H: Mes frères et surs recevaient une raclée à la moindre occasion. Une tout petite erreur - et hop! Moi, on ne ma jamais battue.
(étonné, il la regarde longtemps avec de plus en plus de chaleur)
I: Maintenant je suis heureux que tu aies tant vieilli et que tu sois trop chétive pour dissimuler ta faiblesse. Je suis heureux que ce soit moi qui aie découvert ta défaillance!
(ravi, il se met à lembrasser aux joues. Puis, il sarrête et la regarde dun air inquiet)
I: Est-ce que tu as été heureuse malgré tout. Ou bien te sens-tu frustrée?
H: (en le regardant) Jai été heureuse. Et je me sens frustrée.
I: Comment ressens-tu le fait de pouvoir te reposer maintenant?
H: Je vais apprendre.
I: Tu es toujours sur le qui-vive?
H: Bien sûr!
I: On a toujours le temps de te faire soigner
H: Je me débrouillerais.
I: Ce sont tes yeux à toi -
H: (en regardant autour delle) Et si on rentrait?
(il est sur le point de lui offrir son bras pour la guider)
I: (il hésite) Veuillez me guider, Madame?
(elle lui prend le bras et le conduit)
Neuvième scène
On ne peut pas y échapper
(Lhomme I avec sa sur, une femme fortement dévouée (J). Décor: peut-être un cimetière)
J: On ne peut pas y échapper.
I: Jusquici tout sest très bien passé.
J: Peut-être. Mais à long terme on ne peut pas y échapper.
I: Attendons voir ce qui arrivera.
J: Ce sera peut-être trop tard!
I: Mais que veux-tu que je fasse?
J: Qui tarde trop doit capituler!
I: Attendons voir ce qui se passera.
J: Tu nas pas le courage dy faire face.
I: Mais oui! Jen ai le courage, mais -
J: On ne peut pas y échapper.
I: Je peux prendre soin de moi-même, ma chère sur!
J: Qui ne prend pas ses mesures risque de se faire prendre au piège!
I: On ne peut pas tout prévoir.
J: Le destin frappe avant que tu ne le sache!
I: Cest comme ça pour tout le monde.
J: On ne peut pas y échapper!
I: Oui oui, jai bien compris.
J: Tu ne peux pas léviter!
I: Mais pourquoi chercher à léviter?
J: Chose bien commencée est chose à moitié faite. Tu risque de rester le bec dans leau, - et qui va taider à ten sortir?
I: Tout sarrangera, tu verras!
J: La plupart des gens se font prendre à ce piège-là. Pourquoi serait-ce différent pour toi - pour qui tu te prends? Tu ny échapperas pas, tu ne peux pas léviter! Tout le monde est égal devant la mort!
I: (soulagé) La mort, tu parles de la mort?
J: Oui. Quest-ce que tu croyais?
I: Je croyais que tu parlais de la vie.
(outragée, elle sen va)
Dixième scène
On sest déjà rencontré
(La femme J avec un homme, K. Décor: une grande salle ou peut-être une petite scène. K se lance avec ardeur sur J)
K: On sest déjà rencontré!
J: Oh, je ne crois pas.
K: Jen suis absolument sûr!
J: Où ça?
K: (pause) Cest en effet la seule chose dont je ne me souviens pas.
J: On sest rencontré quand, alors?
K: Il y a cinq ans. Il y a entre cinq et sept ans.
J: Il y a entre cinq et sept ans jhabitais en Suisse.
K: Vous y habitiez il y a entre cinq et sept ans précisément?
J: Jy ai vécu pendant plusieurs années.
K: Ah bon! Mais on sest rencontré tout à lheure en tout cas!
J: Quest-ce que cest que cette farce!
K: (il persiste) Quelle coïncidence. Cest incroyable!
J: (elle accepte le jeu) Cest vrai?
K: Quoi?
J: Est-ce vrai que cest une coïncidence?
K: (il procède dune autre manière) Cest peut-être un acte prémédité.
J: (elle samuse) Comment ça - si on ne sest jamais rencontré?
K: Je ne suis pas sûr quon ne se soit pas rencontré avant.
J: Mais cest impossible, je vous dis. Les dates ne sont pas justes!
K: (avec un renouveau dénergi) Il y a vingt-cinq ans peut-être
J: Mais où ça - on ne le sait toujours pas.
K: Nimporte où! Il y beaucoup dendroits possibles.
J: Je me serais souvenu de lendroit. Mais pas de votre visage. Je me souviens très bien des endroits, mais pas des visages.
K: On a dansé!
J: On a dansé?
K: Intimement!
J: Ah bon.
K: Peut-être étions-nous seulement sous un abri, très proches lun de lautre, pour se protéger de la pluie.
J: Où pleuvait-il donc?
K: Cétait une pluie tropicale.
J: Moi, je nai jamais été dans les tropiques.
K: Une pluie diluvienne comme dans les tropiques. Un averse incroyable!
J: Ce ne sont que des hasards -
K: Exactement. Cest ça!
J: Ah oui?
K: Voilà qui est incroyable!
J: (elle capitule) Est-ce quon était trempé par la pluie?
K: Moi seulement. Lorsquon laisse son veston à une dame, on est trempé!
J: Mais ce nétait pas dans les tropiques?
K: Cétait ici!
J: Ah oui?
K: Juste ici!
J: Peut-être quon sest déjà rencontré, après tout.
K: (il rit) Quand ça?
J: Arrêtez! Vous ne my prendrez pas comme ça, Monsieur.
K: (il sexcusant) Je pensais quun peu de confusion serait fructueuse
J: Vous allez perdre pied.
K: Cest possible, mais ceci nest que ma troisième leçon. Pourtant je fais des progrès, nest-ce pas?
J: Vous faites de grands progrès, Monsieur. Un beau jour, vous allez me convaincre. Il faut pourtant faire attention de ne pas trop embrouiller les choses. Dans tous les cas il faut garder les pieds sur terre. Pour linstant vous changez dattitude trop souvent. La femme finira par senfuir, et ce nest pas ça que nous voulons, hein? Le but est de lentraîner dans un guêpier, de la priver de la possibilité de senfuir. Les leçons que vous prenez chez moi, vous les payez suffisamment cher. Je crois que ça suffit pour aujourdhui; mais il faut me promettre de vous entraîner pour la prochaine fois, daccord?
(K acquièsce et sort en sinclinant poliment)
Onzième scène
Cest un miracle
(A est assis sur le même banc que dans la première scène. Il regarde sombrement devant lui. K sapproche de lui)
K: Hanna est rentrée!
(A est sur le point de sécrier: "Mais cest un miracle!". Mais il se ressaisit; ces deux-là ont leur "secret" après tout!)
A: A-t-elle été voyagé?
K: Tu ne savais pas?
A: Non!
K: Je peux masseoir un peu?
(A fait signe pour indiquer quil y a suffisamment de place sur le banc)
K: (il sassied) Sauve et saine, en bonne forme. Elle na rien du tout!
(A est encore une fois sur le point de faire une bêtise en sengageant dans la discussion. Il se ressaisit)
A: Raconte-moi lhistoire dès le début, sil te plaît. Pour que je comprenne -
K: (il y prend une joie énorme) Cest quHanna - je croyais que tu savais - alors, le fait est quHanna était malade. Le cancer. Incurable. Mais elle est têtue, la bonne Hanna. Ah oui, elle est têtue. Alors, elle ne voulait pas entendre parler de la maladie, du traitement et tout ça. Alors, elle est partie pour lAfrique, elle sest promenée -
A: Elle sest promenée en Afrique?
K: Elle sest promenée en Afrique. Et quand ses jambes ne pourraient plus la tenir, elle avait lintention de se retirer et mourir.
A: Les gens se font de drôles didées. Cest incroyable!
K: Justement! Mais elle nest pas morte. À lentendre parler, jai compris
que le voyage na pas été très amusant, mais elle nest pas morte. Pas cette
fois-ci. Elle voulait sabriter à lombre du baobab - et la voilà guérie dans
ce même lieu!
A: Oui, pourquoi pas, après tout
K: Lombre du baobab est très agréable. Le baobab a le tronc épais, et il senracine très profondément. Ses fruits se mangent, et avec le bois on peut construire des pirogues. Ils deviennent très vieux, les baobabs. Cest un lieu de rencontres.
A: Cest toujours bon à savoir.
K: Mais dabord, elle a voulu rentrer. Elle avait une affaire à régler.
A: Et les médecins ont-ils constaté quelle a guéri? A-t-on fait des tests, un nouveau diagnostic? Est-ce quon a des preuves médicales de ce quelle na rien?
K: Hanna a congédié les médecins!
A: Est-ce prudent?
K: Tu ne crois pas?
A: Pas précisément.
(pause. Ils méditent tous les deux la situation)
A: Elle est où maintenant?
K: Elle habite chez moi. Elle sest installée dans mon appartement.
A: Je ne savais pas que tu la connaissais si bien.
K: Je suis son frère.
A: Son frère -?
K: Ben, son demi-frère.
A: Je pense quelle devrait se faire examiner.
K: Hanna nen veut pas entendre parler. Elle sait quelle est guéri. Elle envisage une vie longue et active -
A: Depuis combien de temps es-tu au courant de notre relation, entre Hanna et moi?
K: Tu appelles ça une relation! Il faut y mettre du tien, et te donner entièrement! Tu es seul, vas-y!
(une autre pause se produit)
A: Je ten ai si souvent voulu!
K: À moi, mais -
A: Tu as toujours pu être facilement en contact avec Hanna.
K: Mais - on a le droit dêtre avec sa famille, non?
A: Cette passion que tu avais pour elle -
K: Je ladmire depuis toujours. Les surs aînées, tu sais -
A: Comment se peut-il quelle ne soit pas venue elle-même?
K: Hanna fait face à toute sorte de situation, cest ça que tu voulais dire? Bien sûr - mais elle ne pouvait pas faire face à celle-ci. Il fallait un intermédiaire!
A: Si elle repart, je laccompagnerai.
K: Voilà ce quelle veut savoir.
(A se lève. Il regarde K longtemps. Puis il hoche la tête)
A: Que de peine perdue.
(K se lève aussi)
K: (il sourit) Tu crois?
(ils se prennent le bras cordialement et sortent ensemble)
FIN
Traduit par Malika Mathiesen et Dennis Nielsen
(Odense, le Danemark, le 22. octobre 2000)
© Kaj Nissen 1998
Email: kaj@kajnissen.dk